
En mai 1970 paraissait le premier numéro de le revue trimestrielle Contrepoint lancée par Patrick Devedjian, Pierre-Marie Dioudonnat et moi-même. Nous nous étions connus à Sciences-Po, dans une vive opposition au mouvement de mai 1968. À cette pseudo-révolution, il fallait réagir. Raoul Girardet et Alain-Gérard Slama, qui enseignaient rue Saint-Guillaume, encouragèrent notre projet de revue ; et par ricochets, Philippe Ariès et Bernard Cazes, François Léger, Jean Plumyène. Et c’est dans la mouvance du séminaire de Raymond Aron, à l’École pratique des hautes études, où, sur la recommandation de Jean-Claude Casanova, il m’avait accueilli en octobre 1968, que le projet acheva de prendre forme malgré la modestie de nos moyens (quarante mille francs). Lui-même allait faire partie du comité de patronage de la revue – aux côtés notamment de Bernard Halpern, Daniel Bell, Indro Montanelli et Georges Vedel –, puis en présider le conseil de rédaction et y donner une dizaine de textes marquants.
Plusieurs participants au séminaire – Alain Besançon, Jean Baechler, Kostas Papaioannou, Pierre Kende, Annie Kriegel, Pierre Manent – en devinrent des collaborateurs réguliers. Elle ne tarda pas à occuper la place laissée vide par la transformation de Preuves, le grand mensuel européen et antitotalitaire fondé à Paris en 1950, dont Raymond Aron avait été la figure de proue. François Bondy, son ancien rédacteur-en-chef, dira « s’être reconnu » dans Contrepoint. Il en alla de même d’Emmanuel Berl, Denis de Rougemont, Jean Laloy, François Fejtö, Louis de Villefosse, Jean Blot, Manès Sperber, François Bourricaud. En même temps nous rejoignaient des esprits singuliers et indépendants comme Raymond Ruyer, Jacques Ellul, Julien Freund et Marc Fumaroli.
Écrivains, universitaires, hommes science ou de recherche, tous jugeaient qu’une entreprise d’insubordination à l’air du temps et de libre réflexion était nécessaire. Contrairement à ce qu’ont fait accroire quelques joyeux slogans anarchisants concoctés par les Situationnistes (vite marginalisés au sein du mouvement), Mai 68, en effet, n’a pas été une explosion de liberté. En tout cas la « contestation » s’est traduite par un appesantissement du conformisme de gauche et d’extrême gauche qui dominait la vie intellectuelle parisienne depuis les lendemains de la guerre. Dans la cour de la Sorbonne occupée, des stands vantaient toutes les variétés de totalitarisme d’inspiration marxiste-léniniste. L’Institut d’Études politiques avait été rebaptisé Institut Lénine, et l’École normale supérieure passait, sans états d’âme, du stalinisme au maoïsme dont Simon Leys, son critique intrépide (et notre dernière éminente recrue), était vilipendé jusque dans les colonnes du Figaro. (« Sur 68, Aron a touché des choses justes, sur les tendances totalitaires à l’intérieur du mouvement », conviendra Daniel Cohn-Bendit.)
Et puis la guerre froide persistait. L’ombre du communisme s’étendait toujours sur l’Europe occidentale ; laquelle, « contestataires » compris, ne broncha pas lorsqu’en août de cette même année 1968, 500 000 soldats du Pacte de Varsovie envahirent la Tchécoslovaquie où s’esquissait un « socialisme à visage humain ». Si les communistes français et leurs compagnons de route n’exerçaient plus de magistère intellectuel – la mode était alors au structuralisme –, ils conservaient un fort pouvoir d’intimidation qu’aggravaient la complaisance ou la couardise de leurs adversaires. On le vérifia lorsque parut L’Archipel du goulag et que Soljenitsyne séjourna en France en 1975 après avoir été expulsé d’URSS. Ce fut un bon combat, que Contrepoint mena vaillamment. À cette occasion, la revue s’en prit au journal Le Monde, en publiant des bonnes feuilles du livre de Michel Legris, « Le Monde » tel qu’il est, qui, pour la première fois, analyses à l’appui, dénonçait les distorsions et camouflages hypocrites dont le « quotidien de référence » était coutumier sous les dehors de la rigueur et de l’impartialité. Dès cette époque, des esprits libres et lucides s’étaient aperçus que sa lecture pouvait être toxique…
En cinq années d’existence, constatais-je, dans le vingtième numéro, la revue avait publié les textes de cent-soixante auteurs différentes, en ne cessant de rajeunir et de se diversifier. Elle avait noué des liens avec la plupart des grandes revues libérales étrangères et comptait mille-cinq-cents abonnés – l’essentiel de ses ressources, avec la publicité – dont 30 % hors de France et 30 % de bibliothèques universitaires et publiques. Le bon accueil que la presse réservait à chaque numéro expliquait pour une part ce résultat très estimable.
À bien des égards, Contrepoint a été victime de son succès. Pour pérenniser son existence et assurer son développement, la revue devait impérativement sortir de l’artisanat et du bénévolat. Comme Devedjian et moi étions en profond désaccord sur les moyens d’y parvenir, je résignai mes fonctions de rédacteur-en-chef à l’automne 1976, suivi par le Comité de patronage et presque tout le conseil de rédaction. Devedjian continua de publier la revue (dix numéros) sous la conduite d’Alain-Gérard Slama puis de Ricardo Paseyro, avant de céder le titre au Club de l’Horloge.
La mission que nous nous étions assignée, je la poursuivis de mon côté en fondant peu après, au Livre de poche, à la demande de Christian Poninski, la collection d’essais et de sciences humaines « Pluriel » – dont le premier titre sera une nouvelle édition de l’Essai sur les libertés d’Aron –, et simultanément, parrainé par Jean-François Revel, aux éditions Robert Laffont, en compagnie, quelque temps, d’Emmanuel Todd qui venait de prédire La Chute finale de la « sphère soviétique ». Enfin, la plupart des collaborateurs de Contrepoint se retrouvèrent à la revue Commentaire, fondée en 1978 par Jean-Claude Casanova avec le concours des éditions Julliard. Les libéraux disposaient d’une nouvelle, et plus solide, tribune.
Georges Liebert
Ni dans Le Spectateur engagé, ni surtout dans ses Mémoires, Raymond Aron, curieusement, n’évoque son séminaire des Hautes études, Contrepoint, Commentaire, ses disciples et ses amis. Sur le séminaire d’Aron, voir Jean Baechler, « Maître et disciple », et Alain Besançon, « Raymond Aron à l’oral », dans Raymond Aron, 1905-1983. Histoire et politique, textes et témoignages, Commentaire-Julliard, 1985, 540 p. ; le texte d’Alain Besançon a été repris dans le Cahier de l’Herne consacré à Aron en 2022. Voir aussi le brillant et chaleureux témoignage de Pierre Manent, Le Regard politique, entretiens avec Bénédicte Delorme-Montini, Flammarion, 2010, 268 p.
On consultera avec profit Preuves, une revue européenne à Paris, présentation, choix de textes et notes de Pierre Grémion, préface de François Bondy, Julliard, 1989, 588 p. ; Pierre Grémion, Intelligence de l’anticommunisme. Le Congrès pour la liberté de la culture à Paris, 1950-1975, Fayard, 1995, 645 p. Enfin, voir la thèse de doctorat en science politique de Gwendal Châton, soutenue à Rennes en 2006 : La Liberté retrouvée : une histoire du libéralisme politique en France à travers les revues aroniennes « Contrepoint » et « Commentaire ».